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L’intrapreneuriat n’est pas une mode
12 JUILLET 2019
Par Véronique Bouchard, professeur à emlyon business school et Olivier Leclerc, Innovation Catalyst chez Safran.
Intrapreneuriat : « une démarche par laquelle un ou plusieurs employés, en association avec leur organisation, s’engagent et portent à leur initiative des activités innovantes et créatrices de valeur. » Open Lab Intrapreneuriat (DGE)*.
Il existe aujourd’hui en France un riche écosystème dédié à l’intrapreneuriat. Il regroupe les entreprises toujours plus nombreuses qui mettent, ou ont mis, en place un dispositif intrapreneurial ; des prestataires — ex-intrapreneurs ou entrepreneurs — s’offrant d’accompagner ces entreprises et de « coacher » leurs intrapreneurs ; des incubateurs prêts à les héberger ; des communautés d’intrapreneurs ; des organismes privés et des écoles reconnues proposant des formations, des certificats et des diplômes en intrapreneuriat ; des groupes de chercheurs et des agences gouvernementales dont les travaux portent sur l’intrapreneuriat …
Une telle ferveur aurait été inimaginable il y a seulement cinq ans. En France, l’intrapreneuriat était alors réservé à quelques entreprises pionnières. Après trois décennies d’expérimentation, ce bilan décevant résultait de plusieurs facteurs : un engagement en pointillé de la haute direction, des attentes peu réalistes et contradictoires de la part des différentes parties prenantes, des dispositifs intrapreneuriaux « défectueux » d’un point de vue structurel ou opérationnel et, très souvent, une « gestion RH » des intrapreneurs inadaptée. Que s’est-il passé ces dernières années pour qu’en dépit de ces retours d’expérience peu engageants, l’intrapreneuriat connaisse une telle popularité ?
La révolution digitale est passée par là !
Le besoin d’innover éprouvé par les grands groupes n’est pas récent mais la révolution digitale l’a transformé en un impératif. Tout va très vite. Les grands groupes assistent à l’émergence d’acteurs innovants, agiles et digitaux. Si la plupart n’iront pas au-delà de la première levée de fond, certains deviendront de formidables opposants. Ils doivent assurer la performance de leurs activités de base (parfois avec difficulté), miser sur de nouvelles technologies (lesquelles choisir ?), satisfaire de nouveaux besoins (lesquels ?, pour quels clients ?), expérimenter (comment ?) et se transformer (en quoi ? et pour quelles fins ?). C’est beaucoup, même pour un grand groupe !
Pour affronter ces défis, deux modalités d’innovation connaissent depuis récemment une certaine faveur : l’open innovation et le corporate venturing. Mais la première n’est pas facile à mettre en œuvre. Le cloisonnement interne des entreprises constitue souvent une barrière qui limite fortement l’impact de la démarche. Le corporate venturing quant à lui consiste à acquérir de petites entreprises innovantes ou à s’en rapprocher par des prises de participation. En pratique, l’écart culturel entre grands groupes et startups rend problématique une collaboration efficace.
C’est dans ce contexte que ré-émerge avec force la modalité d’innovation « intrapreneuriat ». L’intrapreneur est quelqu’un de l’entreprise qui connait son mode de fonctionnement et que l’entreprise connait. Contrairement aux équipes internes dédiées à l’innovation, il porte un projet à son initiative, de bout en bout, et s’y engage d’autant plus vigoureusement qu’il l’a choisi. Grâce à son accès aux ressources et aux informations de l’écosystème-entreprise, l’intrapreneur est bien placé pour identifier des besoins émergents, élaborer des réponses originales mais alignées stratégiquement. Il incarne la compétence « innovation » au sein de son organisation avec ce qu’elle implique de créativité, de prise de risque et d’itérations multiples. En outre, de par son mode de fonctionnement informel, collaboratif et transversal, l’intrapreneur est un champion naturel de l’open innovation, qu’il contribue à initier en interne.
L’attraction et la rétention des talents sont devenus des enjeux stratégiques
A l’impératif « innovation », s’adjoint aujourd’hui l’impératif « talents ». Le recrutement des meilleurs profils et leur rétention ne vont plus de soi pour les grands groupes. Ainsi, selon une enquête récente, près de 67% des étudiants interrogés affirment qu’ils seront plus sensibles aux entreprises proposant une démarche d’intrapreneuriat et 58% se disent partant pour se lancer dans une démarche d’intrapreneuriat une fois embauchés.
Certains grands groupes l’ont compris et mettent des moyens conséquents à la disposition des intrapreneurs. Ceux-ci bénéficient de formations très complètes, sont coachés par les meilleurs experts du design thinking, des méthodes agiles et du management d’ équipe, disposent d’un budget temps conséquent, sont incubés ou « excubés » dans des lieux bouillonnants d’idées et d’activités. Cependant, pour espérer attirer et retenir des talents par ce biais, les grands groupes doivent s’engager dans la durée, veiller à ce que l’engagement des dirigeants soit authentique et le comportement de leurs managers compatible avec les valeurs et les principes de l’intrapreneuriat (l’autonomie et le droit à l’erreur en particulier).
Les intrapreneurs ne sont plus isolés
Les récits d’intrapreneurs des décennies passées mettent souvent en relief leur relatif isolement et les difficultés qui en découlent. A l’ère des réseaux sociaux et des outils digitaux, les intrapreneurs ont désormais accès à des communautés de pratiques et d’apprentissage dans l’entreprise, sur le net ou dans des tiers lieux. Ils peuvent ainsi échanger, recharger leur batterie, conseiller et être conseillés. Ils ont face à eux des managers mieux informés et plus sensibles à leurs besoins et difficultés.C’est une avancée majeure qui contribue fortement à l’épanouissement et aux chances de succès des intrapreneurs. On compte également un nombre significatif de professionnels compétents et bien décidés à promouvoir l’intrapreneuriat. L’écosystème actuel comprend même de véritables spécialistes de l’intrapreneuriat qui, grâce à une longue expérience en tant que praticiens, formateurs et chercheurs, sont en mesure d’aider les entreprises à effectuer un audit stratégique et à mettre en place des dispositifs et formations adaptés à leurs objectifs et contexte propres.
L’intrapreneuriat ou le futur du travail ?
Malgré cette popularité croissante, il reste des conditions à réunir afin de consolider le statut de l’intrapreneuriat et éviter que le boom actuel ne finisse en bulle. Trois points nous paraissent importants :
- L’émergence et l’adoption d’un vocabulaire commun — Les divers travaux sur l’intrapreneuriat menés depuis plus d’un an dans le cadre de l’Open Lab Intrapreneuriat pourraient contribuer à l’émergence d’un vocabulaire commun.
- Le développement et la diffusion des compétences et savoirs intrapreneuriaux dans l’ensemble de l’écosystème — Il est essentiel que les dirigeants et managers de grands groupes soient formés pour comprendre les enjeux de l’intrapreneuriat, faire des choix éclairés et appuyer efficacement les intrapreneurs.
- Le recueil et le partage d’expérience à grande échelle — Dans une optique d’apprentissage par les pairs et d’amélioration continue, les tentatives de mise en œuvre de programmes intrapreneuriaux devraient être systématiquement documentées, partagées et discutées.
Au final, il nous semble que les ambiguïtés et difficultés associées à l’intrapreneuriat résultent notamment du fait qu’il préfigure les pratiques de travail à venir. Qu’il s’agisse de l’exigence de sens et d’autonomie, du désir de relever des défis très différents au cours d’une même carrière ou de l’évolution du statut de l’employé, de plus en plus « partenaire » de l’entreprise, l’intrapreneuriat place les grandes entreprises face à de nouvelles exigences. Y répondre de façon constructive, faire évoluer les mentalités et les pratiques en conséquence, c’est déjà inventer le travail de demain.
* L’Open Lab Intrapreneuriat est une initiative lancée par la DGE (Direction Générale de l’Entreprise) en Avril 2018. Elle a conduit à la création en Juin 2018 de trois groupes de travail dont les efforts portent sur, respectivement, l’élaboration d’un label, la rédaction d’un guide d’inspiration et l’identification de KPI innovants.
Titulaire d’un Ph.D. in management sciences de la Wharton School, Véronique Bouchard enseigne et consacre ses activités de recherche à la stratégie et l’intrapreneuriat, autrement appelé entrepreneuriat organisationnel. Elle effectue régulièrement des interventions en entreprise sur ces thématiques. Avant de rejoindre la faculté d’emlyon business school, elle a pratiqué le conseil en stratégie, notamment au sein du Boston Consulting Group. Elle s’intéresse également à l’innovation pédagogique et à la conception de cours « blended ».